écrit par : Xavier Regnier
Sarah Fraincart est devenue la première Marocaine qualifiée aux Jeux olympiques en aviron. Née en France, la rameuse a saisi l’opportunité de courir sous les couleurs du pays de sa mère mais revendique sa culture occidentale. Elle rêve aujourd’hui d’un aviron plus structuré dans le royaume maghrébin et d’y changer les mentalités.
C’est l’histoire d’un hasard, d’une recherche Google faite sur le coup de la curiosité convertie en opportunité unique. Comme tous les étés, Sarah et ses parents descendent au Maroc dans la famille de sa mère. Comme tous les étés, la famille s’arrête pour la nuit à Kenitra. En 2017, « on a décidé d’y rester un peu car on trouvait la ville jolie et qu’il faisait trop chaud à Marrakech », se souvient la jeune femme, alors âgée de 17 ans. Kenitra abrite l’un des plus vieux clubs d’aviron au Maroc, fondé par des Français·e·s. Sarah s’y rend et rame avec les garçons du club. Le courant passe immédiatement. Son potentiel tape dans l’œil du président, qui l’envoie à Rabat le week-end suivant se tester sur une compétition internationale. Tant pis pour les vacances, la jeune femme se prépare au centre fédéral et remporte la course en skiff (NDLR bateau étroit à une place). C’est le début de son histoire avec le Maroc et de son chemin vers Tokyo.
De Kenitra à Tokyo, en passant par Toulouse
Le pays l’a bien compris, Sarah est une surdouée. Rapidement, la Fédération royale marocaine d’aviron (FMRA) lui propose de participer à une autre compétition, aux États-Unis cette fois-ci. Des étoiles dans les yeux, elle accepte. En Floride, elle est la plus jeune rameuse et pilote un bateau « incroyable », portant pour la première fois les couleurs du Maroc. Depuis, sa mère Zora agite le drapeau dans toutes les compétitions auxquelles Sarah participe : « C’est une grande fierté. J’ai quitté le Maroc à 25 ans sans avoir rien fait, alors que ma fille n’y a pas vécu mais fait quelque chose d’important pour le pays. » Le sentiment et le paradoxe de la situation sont partagés par la rameuse : « Depuis quelques mois, j’ai le drapeau du Maroc sur mes pelles. Ce petit détail-là m’aide à garder la motivation dans les moments difficiles sur l’eau. »
Ces pelles, Sarah les montrera fièrement à Tokyo. Première rameuse marocaine de l’histoire qualifiée pour les Jeux olympiques, elle mesure l’importance de bien figurer pour faire honneur à son pays. « Sur l’eau, je me dis que je vais aux Jeux, c’est une incroyable source de motivation. En même temps, les jours où ça ne va pas, c’est la catastrophe », raconte l’athlète en rigolant. La jeune femme a l’art de se mettre la pression :
« Au-delà du Maroc, je représente l’Afrique. Ce n’est pas seulement pour moi que j’y vais. »
Comme si l’attente de son pays ne suffisait pas. Sarah en a conscience, beaucoup de choses ont été mises en place pour qu’elle réalise une performance. Elle n’aurait d’ailleurs pas bénéficié de tels moyens si elle avait défendu les couleurs de la France : son équipement est moderne et elle bénéficie d’une convention signée entre les fédérations marocaines et françaises pour être pleinement intégrée au Pôle France, basé à Toulouse. De quoi se donner les moyens de rêver.
Des relations brouillées
Exigeante, la jeune femme entend tracer le chemin pour la prochaine génération et donner une image exemplaire du Maroc, afin de « sortir de cette image de pays en développement ». Un discours et une ambition qui font parfois grincer des dents au sein de la fédération. Sous l’impulsion de son entraineur marocain, Ali Abouelouafa, elle prend goût aux régates en équipe au club de Boulogne-Billancourt. Aujourd’hui, Sarah aimerait barrer à quatre sur un bateau marocain en compétition internationale.
« J’aurais pu travailler avec la FISA, ramener des filles en France suivre des études et faire du double. Voir une fille qui arrive à se qualifier, ça peut donner de la motivation aux autres et les pousser à obtenir un visa pour étudier. »
Mais la FRMA ne l’entend pas de cette oreille et relève Ali Abouelouafa de ses fonctions, évoquant un manque de budget. Sarah se retrouve seule à gérer ses entrainements et les relations avec la presse. Lors des compétitions internationales, c’est elle qui assiste aux réunions de délégué·e·s et qui s’assure du bon état de son matériel, même si un officiel marocain la suit de près. Malgré son statut de tête d’affiche de l’aviron marocain, l’athlète regrette un certain manque de soutien. Ses protestations pour subir moins de pression et obtenir un matériel digne de ce nom ont aussi brouillé sa relation avec la fédération. « C’est pour m’entrainer dans de bonnes conditions mais aussi pour les autres, même si ça peut faire la fille qui arrive de France », assure-t-elle.
Française au Maroc, Marocaine en France
Sarah assume cette image de « fille capricieuse » que certain·e·s ont pu lui coller au Maroc. Dans un pays musulman encore très patriarcal et pudique, elle n’hésite pas à bousculer les codes et les « vieux messieurs » à la tête de la fédération, y compris dans sa façon d’être. Par exemple, en portant des débardeurs à longueur de journée quand on lui demande plutôt de se couvrir les épaules. Néanmoins, « on ne m’a jamais demandé de porter le voile pour ramer », précise-t-elle. Mais la rameuse tient à certains principes : « Si j’ai envie de sortir au Maroc, je ne veux pas qu’on m’accompagne. » Refusant d’être infantilisée, elle revendique un statut de femme forte et indépendante, et admet être plus proche des athlètes masculins.
C’est ainsi que, évoquant sa qualification historique, elle sourit : « Le fait que je sois une femme, pour un pays maghrébin, cela donne encore plus de sens. » Un statut de pionnière qui dépasse le cadre du sport et qu’elle rapproche d’autres personnalités.
« On est dans l’ère Ibrahim Maalouf, avec des arabes qui sortent du lot. J’adore le dessinateur Riad Sattouf et sa BD L’Arabe du futur, sa série très cool sur Arte aussi. Il porte des idées féministes et inclusives. C’est important de montrer qu’on peut représenter le Maroc et être en short, par exemple. »
À la limite de la provocation pour faire bouger les lignes au Maroc, la jeune femme admet, sur une note d’humour, être plus pudique en France. « Être en débardeur ou non ne change rien dans la performance. Je n’ai pas envie de sexualiser mon corps, de le montrer plus que nécessaire. J’ai évolué sur ce sujet. »
Sarah a également conscience que le fait de vivre au quotidien en France facilite cette prise de position. « Ce que je fais c’est facile, c’est juste le temps d’un championnat. Les commentaires ne durent que quelques jours et me passent au-dessus quand je rentre en France. C’est impossible pour les filles de là-bas de faire pareil. » Son statut d’athlète étrangère lui est en revanche constamment rappelé dans l’Hexagone. Pourtant, suivant l’éducation de ses parents, elle « essaie de faire très Française ». À Troyes, la famille Fraincart a tout fait pour s’intégrer au mieux. « Quand j’étais petite, on vivait dans un quartier HLM et je parlais arabe à l’école. Ça posait problème donc on a arrêté de parler arabe à la maison. » Des souvenirs, comme le déménagement vers un quartier « bobo » ou les cours au conservatoire, que l’athlète évoque aujourd’hui en souriant, assurant ne jamais avoir été confrontée au racisme dans l’Aube.
« Déçue de la course de qualification »
Victime de la jalousie de certains rameurs français, en lutte pour leur place dans l’équipe nationale, son intégration au Pôle France a été délicate la première année : « J’avais beau être moins forte qu’eux, je pouvais me qualifier avec ma nation donc c’était très inconfortable. » Ses entraîneurs à Toulouse, Gilles Bosquet et François Meuillon, eux, ne font pas de différence. Grâce à un travail quotidien, Sarah progresse, gomme ses défauts. Le jour J, elle est prête.
Le 10 octobre 2019, le vent souffle sur le bassin aménagé au bord de la mer à Tunis. « Le pire bassin d’Afrique », s’esclaffe Sarah. Sur le papier, sa qualification est attendue. Il lui suffit de terminer dans les cinq premières pour valider son billet pour Tokyo, mais la Toulousaine, paralysée par le stress, peine à plier les bras. « J’avais peur de décevoir mon pays. » Elle se classe quatrième, derrière une Égyptienne, une Algérienne et une Ougandaise qui « s’est mise dans [sa] ligne d’eau », gênant sa course. Après des ennuis similaires aux Jeux africains l’été précédent, Sarah rumine son manque de lucidité :
« Je n’ai pas eu le déclic de lever la main pour protester. Je suis contente d’être qualifiée mais, sur le coup, déçue de la course. »
Au Japon, Sarah sera encore en découverte. Sacrée championne d’Afrique indoor U23 cet automne, lors d’une compétition organisée virtuellement, elle retrouvera des athlètes bien plus expérimentées sur le bassin olympique. Mais la jeune femme compte bien y gagner encore en expérience. Avant, espère-t-elle, de faire flotter le drapeau de sa mère à Paris en 2024.